L’audience sur la requête des Aînées pour la protection du Climat contre la Suisse devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a eu un retentissement international. On connaît désormais en détail les arguments discutables que la Suisse a utilisés à Strasbourg pour défendre sa politique climatique.
L’audience publique des deux parties, le 29 mars 2023 devant la Cour de Strasbourg, aurait dû être la phase décisive pour l’action en justice des Aînées pour la protection du Climat. La Suisse aurait dû présenter aux 17 juges présents ses objectifs climatiques et comment elle travaille précisément à la résolution de ce qui constitue la plus grande menace pour les droits fondamentaux. Au lieu de cela, la Suisse a présenté peu avant l’audience une nouvelle requête écrite dans laquelle elle explique pour la première fois en détail les réflexions qui sous-tendent les objectifs climatiques prévus. Une telle écriture de dernière minute n’est pas prévue par la procédure. La Suisse tente d’y justifier sa stratégie climatique en relation avec le budget carbone résiduel au niveau global, ainsi que sa responsabilité.
Une démarche peu commune
Le 16 mars 2023, deux semaines avant l’audience, le tribunal a posé trois questions aux parties par courrier. Comme l’échange d’écritures sur l’affaire avait déjà été clôturé le 5 décembre 2022, la Cour a explicitement indiqué que ces questions devaient faire l’objet d’une réponse orale devant les 17 juges internationaux le jour de l’audience. Mais la délégation Suisse a décidé de répondre par écrit plutôt qu’oralement.
Quelles sont ces questions ?
Deux questions de la Cour concernent le cœur de l’exigence pour une protection du climat adaptée aux enjeux. Les conséquences les plus graves en matière de droits humains ne peuvent en effet être évitées que si toutes les parties apportent leur contribution. Étant donné que l’on sait globalement combien de gaz à effet de serre peuvent encore être émis (ce que l’on appelle le budget carbone) pour limiter l’augmentation de la température mondiale à 1,5°C, le tribunal a voulu savoir si et comment la Suisse a tenu compte de son budget carbone résiduel pour fixer ses propres objectifs climatiques. De plus, le tribunal a demandé comment, selon la Suisse, il fallait calculer la contribution équitable (la soi-disant « fair share ») que la Suisse envisage de fournir pour respecter le budget carbone global.
Comme mentionné, la Suisse a répondu aux questions posées par écrit plutôt qu’oralement, contrairement à la demande du tribunal. L’équipe juridique des Aînées du Climat a reçu une version imprimée de cette requête le jour des débats. Au total, la Suisse a écrit six pages et a soumis deux annexes d’environ 80 pages (annexe 1 – Policy Brief et annexe 2 – document de travail interne (en allemand)). Le tribunal a accepté cette requête écrite et a accordé aux Aînées du Climat le droit de réagir également par écrit et jusqu’au 28.04.2023 à la prise de position impromptue de la Suisse.
En quête de réponses
Que répond la Suisse aux questions précises du tribunal ? En résumé, la Suisse ne fournit aucune réponse concrète.
Ainsi, la Suisse écrit que ses objectifs actuels en matière d’émissions pour 2030 et 2050 constituent une contribution équitable pour limiter l’élévation de la température mondiale en dessous de 1,5°C. Pour évaluer l’équité de sa contribution, des principes ont été pris en compte, comme par exemple le principe de responsabilité ou encore la capacité d’action de la Suisse en tant que pays riche. Mais la Suisse souligne également qu’en tant que petit pays en termes de population, elle n’est responsable que d’une faible part des émissions globales, que les émissions par habitant des Suisses sont inférieures à la moyenne mondiale et que les coûts de nouvelles réductions sont élevés.
La Suisse ne fournit pas de calcul concret, ni même une simple estimation de la mesure dans laquelle cette lecture suisse de la responsabilité climatique permettrait de résoudre le problème global. Pas un mot sur le fait que cette approche favorise massivement la Suisse par rapport aux pays qui émettent moins de gaz à effet de serre. Elle n’apporte pas non plus la preuve que de nouvelles réductions d’émissions entraîneraient des coûts disproportionnés pour la Suisse, un pays pourtant très riche. De plus, au cours des 60 dernières années, les émissions suisses n’ont été inférieures à la moyenne mondiale que pendant sept ans (voir graphique ci-dessous).
Pour étayer sa position, la Suisse a présenté un document de travail interne de 60 pages sur les principes éthiques et moraux de la protection du climat. Elle insiste toutefois sur le fait que ce document ne reflète pas l’opinion du gouvernement. Impossible de comprendre pourquoi il a tout de même été soumis
Ensuite, la Suisse affirme que toute tentative de quantifier une part nationale équitable est forcément subjective. Elle dénie d’un revers de main la base scientifique des études présentées par les Aînées du Climat, sans apporter de preuves en contrepoint. Ces études expliquent pourtant de manière transparente et concluante comment une répartition équitable du budget carbone résiduel devrait être effectuée dans le respect des principes juridiques internationalement reconnus.
Malgré avoir affirmé que de telles études étaient forcément subjectives, la Suisse a encore déposé une étude datant de 2012 et donc publiée trois ans avant (!) l’accord de Paris. Dans cette étude, les budgets carbone des pays sont effectivement calculés sur la base de principes d’équité. Mais on ne trouve aucun chiffre pour la Suisse.
Première constatation: la Suisse argumente qu’il faut appliquer des principes d’équité qui favorisent les pays riches ayant des émissions élevées et d’autre part qu’une réflexion quantitative sur le budget global de CO2 a été intégrée dans le débat sur la fixation de ses propres objectifs. La Suisse fait ces deux choses sans se montrer spécifique, sans citer de chiffres actuels ou d’études scientifiques pertinentes et sans essayer de discuter des implications globales de sa propre approche.
S’orienter sur la trajectoire de réduction globale moyenne est insuffisant
Dans la suite de son exposé, la Suisse fournit tout de même une sorte de justification de ses propres objectifs climatiques. Elle indique que les objectifs suisses se réfèrent aux objectifs de réduction globaux figurant dans les rapports du GIEC. La conclusion de la Suisse est simple : si le monde doit réduire ses émissions de 50% d’ici 2030 et les ramener à zéro d’ici 2050 pour ne pas dépasser 1,5°C, alors la Suisse doit faire de même.
Cette approche séduit par sa simplicité, mais elle n’est pas équitable. En effet, une telle approche favorise massivement la Suisse par rapport à tous les pays qui ont jusqu’à présent produit moins d’émissions et ne peut pas être expliquée par des principes de justice et d’équité, même avec la meilleure volonté du monde. L’approche suisse conduit à ce que, sur le budget carbone global résiduel, une part excessive est attribuée aux pays riches ayant des émissions élevées. Les pays pauvres doivent donc se contenter de moins que nous, qui sommes devenus riches en brûlant des énergies fossiles bon marché.
Le graphique suivant illustre cette surenchère. Il montre les émissions passées et futures par habitant selon l’approche suivie par la Suisse. Cette approche a pour conséquence qu’à l’avenir, les émissions par habitant de notre pays continueront à être supérieures à celles de l’Inde, par exemple. Autre point frappant : l’approche exclut toute responsabilité en raison des émissions déjà produites. La logique voudrait que l’on donne plus à ceux qui ont déjà beaucoup consommé et produit beaucoup d’émissions. Qu’y a-t-il de juste et d’équitable dans le fait qu’une personne de notre pays puisse consommer une part du budget carbone mondial deux fois plus importante qu’une personne en Inde ou dans des centaines d’autres pays.
Résumons: la Suisse argumente devant la plus haute juridiction des droits humains en Europe que la solution à la plus grande menace pour les libertés fondamentales ne peut pas être abordée de manière raisonnée. Elle écrit :
- premièrement que la détermination de la contribution équitable à la résolution du problème collectif devrait également tenir compte des principes qui favorisent les pays riches ayant des émissions élevées;
- deuxièmement que les études scientifiques largement étayées que les Aînées pour la protection du climat ont citées pour étayer leurs exigences quantitatives à l’égard de la Suisse sont subjectives;
- troisièmement, qu’une étude isolée et dépassée d’une peut être utilisée comme référence;
- quatrièmement, qu’une contribution « équitable » est apportée en se référant aux trajectoires moyennes de réduction globale.
La Suisse fait tout cela dans parallèlement à la publication du tout dernier rapport du GIEC, qui affirme sans ambiguïté qu’à ce jour, 80% du budget carbone mondial pour respecter la limite de 1,5°C a déjà été utilisé (avec une probabilité de 50%) et qu’au niveau actuel des émissions, le budget encore disponible sera épuisé avant 2030.
Il est dans l’intérêt supérieur de la Suisse et de ses habitants d’éviter des catastrophes climatiques plus graves. Partout à travers le monde, de graves conséquences du changement climatique sont déjà constatés et nous savons qu’une augmentation de la température de plus de 1,5°C sera extrêmement dangereuse pour tous les êtres vivants. La Suisse prétend s’engager en faveur de l’objectif de 1,5°C. Pourtant, elle propose une approche qui, si tous les pays agissent de manière comparable, conduit à un réchauffement global pouvant aller jusqu’à 3°C. Un monde dans lequel les droits de l’homme ne pourraient plus être protégés.
Réplique des aînées pour la protection du climat
L’équipe juridique des Aînées du Climat a réagi à la requête écrite de la Suisse et démontre point par point que l’approche du gouvernement suisse est injuste, inéquitable et inadaptée pour contenir le réchauffement climatique global à 1,5°C maximum. Concrètement:
- ils ont présenté les calculs manquants du budget carbone de la Suisse sur la base des calculs de scientifiques reconnus (rapport d’experts);
- ils ont expliqué en détail pourquoi se baser sur la moyenne des efforts de réduction nécessaires au niveau mondial n’est pas compatible avec l’objectif de 1,5°C et ne représente pas une participation équitable aux efforts mondiaux de protection du climat;
- ils ont indiqué ce que dit le GIEC sur la répartition équitable des charges de réduction et sur le rapport coût-efficacité;
- ils ont montré comment les plus hautes juridictions d’autres pays ont rejeté dans leur intégralité les tentatives de justification telles que celles présentées par la Suisse.
Il appartient maintenant aux 17 juges de la CEDH d’examiner soigneusement les arguments de la Suisse et de rendre leur jugement sur le fond.