La Cour européenne des droits de l’homme a jugé, dans le cas des Aînées pour le climat Suisse, que la politique climatique de la Suisse viole les droits humains. Pourtant, au lieu de se conformer sérieusement à cet arrêt, le Conseil fédéral persiste à affirmer que la Suisse en fait assez. La Suisse est pourtant loin d’être un élève modèle en matière de protection du climat.
Le Conseil fédéral s’est enfin exprimé officiellement sur l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) dans l’affaire des Aînées pour le Climat le 28 août dernier. Il a cruellement déçu ceux qui espéraient le voir prendre cet arrêt comme un signal en faveur d’un renforcement de la protection du climat en Suisse.
Au lieu de cela, le communiqué indique que le Conseil fédéral est d’avis que la Suisse remplit les exigences de l’arrêt en matière de politique climatique et souhaite donc maintenir le statu quo actuel, même si cela viole les droits humains.
En agissant de la sorte, le Conseil fédéral suit les deux chambres du Parlement. Le Conseil des Etats et le Conseil national ont adopté au début de l’été une déclaration officielle qui stipule que la Suisse en fait suffisamment en matière de protection du climat et qu’il n’y a pas lieu de donner suite au verdict de la CEDH.
Rappelez au Conseil fédéral qu’il à le devoir de protéger les droits humains et de mettre en place une politique climatique cohérente.
Mais que signifie réellement ce verdict ?
Protéger le climat c’est protéger les droits humains. La CEDH n’a pas instauré un nouveau droit. Elle a constaté que chaque individu a le droit d’être protégé contre les effets graves du changement climatique sur sa vie, sa santé, son bien-être et sa qualité de vie, et que cela était conforme avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. En conséquence, les États ont l’obligation de garantir cette protection à leurs citoyen·nes.
Dans son verdict, la Cour européenne des droits de l’homme a conclu que la Suisse avait manqué à ses obligations au regard de la Convention européenne des droits de l’homme. Ce qui a abouti à une condamnation de la Suisse et de sa politique climatique insuffisante.
Comment est-ce possible? La Suisse n’est-elle pas un modèle en matière de protection du climat?
En réalité, non.
Bien que la Suisse soit un petit pays (appelés « équivalents CO2 » dans le jargon technique), sa contribution à la protection du climat mondial est cruciale.
La Suisse génère environ 42 millions de tonnes d’émissions de gaz à effet de serre (GES) par an à l’intérieur de ses frontières, soit environ 5 tonnes par habitant·e. Mais il faut ajouter à ce total les émissions générées par notre consommation. Il s’agit des émissions produites pour la fabrication des biens consommés ici, en Suisse et à l’étranger. Avec environ 13 tonnes de gaz à effet de serre par habitant·e, la Suisse se classe au 16e rang des pays, derrière les États-Unis mais bien avant la Chine ou l’Inde. « Ainsi, l’empreinte de gaz à effet de serre de la Suisse est nettement supérieure à la moyenne mondiale, qui est d’environ 6 tonnes d’équivalents CO2 par personne », écrit l’Office fédéral de l’environnement (OFEV).
Enfin, si l’on ajoute les émissions pour lesquelles notre économie est responsable au niveau mondial, la part de la Suisse augmente encore plusieurs fois. Par exemple, les banques, les assurances et les autres acteurs de la place financière suisse sont co-responsables, par leurs investissements, d’émissions carbones environ 14 à 18 fois supérieures au total des émissions sur le territoire suisse.
Chaque État est responsable
La CEDH constate que les conséquences du réchauffement climatique, notamment les vagues de chaleur particulièrement dangereuses pour les femmes âgées, menacent les droits protégés par la Convention européenne des droits de l’homme des personnes vivant aujourd’hui et des générations futures. Pour protéger les droits humains, chaque État doit donc faire sa part pour éviter une perturbation dangereuse du système climatique.
La CEDH a défini comme une limite juridiquement pertinente en matière de droits humains la limite de réchauffement global de 1,5°C, acceptée par la Suisse et pratiquement tous les autres pays du monde dans le cadre de l’Accord de Paris. Concrètement, cela signifie que chaque État est responsable de contribuer à limiter l’élévation globale des températures à un maximum de 1,5°C.
Qu’est-ce que le budget carbone ?
Pour que la limite de 1,5°C ne soit pas dépassée, le respect du budget carbone global restant est crucial. Le budget carbone désigne la quantité de gaz à effet de serre qui peut encore être libérée dans l’atmosphère au niveau mondial pour que le réchauffement global ne dépasse pas 1,5°C.
Le budget carbone mondial doit être réparti entre tous les pays. Cela signifie que les budgets carbone nationaux des États doivent se référer au budget mondial. Des budgets nationaux sans référence à un budget global est simplement le total des émissions qu’un État s’accorde à lui-même de façon égoïste sans tenir compte des besoins des autres pays.
Pour mieux comprendre le concept de budget carbone, on le compare souvent à un gâteau que l’on doit partager entre tous les pays du monde. Chaque État est assis à la table, et si le gâteau n’est pas réparti équitablement, l’objectif de limiter le réchauffement climatique à 1,5°C ne pourra pas être atteint. A l’heure actuelle, certains pays ont seulement reçu une toute petite part de ce gâteau, tandis que d’autres, comme la Suisse, en ont déjà mangé une grande partie.
La Suisse a déjà consommé une part considérable de ce gâteau, comme le révèlent clairement les chiffres relatifs aux émissions de gaz à effet de serre évoqués précédemment. Et elle veut toutefois continuer à en dévorer plus que ce qui devrait lui revenir de façon équitable. Certes, la Suisse n’a pas encore pu donner de chiffres concrets pour un budget carbone national. Mais une chose apparaît aujourd’hui toutefois clairement: même avec la loi sur le CO2 en vigueur jusqu’en 2030 ainsi qu’avec la loi sur l’électricité et la loi climat récemment adoptées par le peuple, la Suisse revendique toujours une part nettement trop importante du budget carbone global. Si tous les pays agissent comme la Suisse, l’élévation globale des températures pourrait atteindre le niveau catastrophique de 3°C.
Lors de la procédure devant la CEDH, la Suisse n’a pas réussi à démontrer comment le calcul de son budget carbone est cohérent avec l’objectif de respecter la limite de 1,5°C. À cela s’ajoute le fait que la Suisse s’est montrée incapable d’atteindre les objectifs climatiques qu’elle s’est fixée jusqu’à présent, ce que la CEDH a souligné dans son verdict. Et elle n’a pas non plus présenté de mesures concrètes pour la période après 2030, pourtant cruciale pour réduire les émissions de gaz à effet de serre et atteindre nos objectifs climatiques.
En conclusion, la stratégie climatique suisse ne répond pas à une protection climatique conforme aux droits humains.
Et maintenant ?
Le Conseil fédéral devait remédier à cette situation de violation des droits humains, mais ne l’a pas fait. Au lieu de cela, il affirme que l’arrêt de la CEDH est déjà appliqué sans toutefois s’appuyer sur des preuves scientifiques. Cette prise de position est seulement le résultat de calculs politiques. Il refuse de montrer dans quelle mesure les émissions encore prévues par la Suisse sont effectivement compatibles avec l’objectif de limiter l’élévation globale des températures à 1,5°C. La politique climatique suisse s’appuie ainsi sur une estimation du budget carbone qui est incompatible avec le budget carbone global.
En refusant aujourd’hui de revoir et de renforcer la politique climatique en Suisse au regard des exigences en matière de droits humains formulées par la CEDH, le Conseil fédéral perpétue les violations des libertés fondamentales. C’est une gifle pour les Aînées pour le climat Suisse et pour toutes les femmes âgées, qui souffrent des conséquences du réchauffement climatique, comme le montre à nouveau les chiffres les plus récents sur les décès liés à la chaleur. L’attitude du Conseil fédéral est indigne d’un État de droit.
Les Aînées pour le climat et Greenpeace Suisse continuent donc de demander une analyse scientifique indépendante du budget carbone national, qui soit alignée sur le budget global restant afin de respecter la limite de 1,5°C. Il faut aujourd’hui élaborer et mettre en œuvre une politique climatique conforme aux droits humains. Concrètement, cela signifie que les objectifs et les mesures de la politique climatique de la Suisse doivent correspondre à ce budget carbone.
La balle est dans le camp du Comité des Ministres
Six mois après la date de l’entrée en vigueur d’un verdict, l’État concerné doit soumettre un plan d’action au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, qui supervise la mise en œuvre du verdict. Ce plan doit montrer comment il compte se conformer au verdict par des mesures déjà prises ou prévues. Dans le cas des Aînées pour le climat, le plan d’action de la Suisse est donc dû pour le 9 octobre.
Les Aînées pour le climat et Greenpeace étudieront ce plan d’action de près et pourront, le cas échéant, faire part de leurs commentaires au Comité des Ministres. En effet, les requérantes ainsi que les organisations de la société civile ont la possibilité de soumettre des rapports écrits au Comité dans le cadre de la procédure de mise en œuvre.
Le Comité des Ministres examinera également attentivement le plan d’action de la Suisse. Par sa décision du 14 juin 2024, le comité a décidé de suivre la mise en œuvre du verdict sur le climat dans le cadre d’une procédure dite renforcée, en raison de la complexité du dossier. Le Comité des Ministres peut demander des améliorations. Les Aînées pour le climat et Greenpeace Suisse restent mobilisés. Notre motivation à œuvrer pour plus de justice climatique reste très grande, même neuf ans après le lancement de l’action en justice pour le climat.
Le dernier chapitre de cette saga reste donc à écrire.
Nouvelle affaire climatique devant la CEDH Sur le plan international, le verdict a déjà eu diverses répercussions. Récemment, la CEDH a accordé une priorité à une requête contre la politique climatique de l’Autriche et a demandé au gouvernement autrichien de répondre à plusieurs questions. Ces questions reposent en grande partie sur les exigences en matière de droits humains développées dans le verdict des Aînées pour le climat. L’affaire « Greenpeace Nordic and Others v. Norway“ progresse également avec des réponses aux questions sur la base de l’arrêt sur l’affaire des Aînées pour le climat Suisse. De nouvelles actions en justice sont aussi engagées sur la base de cet arrêt en Finlande et en Allemagne. Enfin, lors de l’audience de la Cour interaméricaine des droits de l’homme en avril, concernant un avis consultatif sur l’urgence climatique et les droits humains, plusieurs États ont déjà fait référence à l’appel de la CEDH. |